De l’indépendance de la justice sous les tropiques : mythe ou réalité. Par Abalo KAZOULE, Magistrat, DEA en droit public fondamental

05 Jan, 2020 0 Commentaire 3059 Vues

De l’indépendance de la justice sous les tropiques : mythe ou réalité?


Introduction

 « Tout homme qui a du pouvoir est porté d’en abuser. Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir[i]. Il n’y a point de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutive. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutive, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur[ii]». Pour renchérir les propos de Montesquieu, Fabrice Hourquebie affirmait : « Sans indépendance, point d’existence du pouvoir judiciaire (quelle que soit sa dénomination) ; point d’existence de puissance de juger si cette fonction est confondue avec le législatif ou l’exécutif[iii] ». Conscients du danger de la « confusion des pouvoirs », les pays africains, dès leur accession à l’indépendance, ont institué un appareil judiciaire à côté des organes législatif et exécutif. Les constitutions africaines ont, dans leur quasi-totalité,  consacré le principe de la séparation des pouvoirs. Cette séparation des pouvoirs devait permettre au juge de bénéficier d’une indispensable indépendance vis-à-vis des autres organes constitutionnels pour faire respecter la loi, les droits et libertés individuels.

Cependant, les premières décennies, après l’accession de ces pays à la souveraineté internationale, ont révélé que le juge africain, loin d’être indépendant, était sous la domination d’un exécutif fort marqué par un chef de l’Etat omnipotent. Aujourd’hui, l’importance que revêt la justice en Afrique semble renforcée dans l’esprit des Africains depuis l’amorce d’un vaste mouvement de démocratisation dans la grande majorité des pays d’Afrique subsaharienne. Une bonne administration de la justice est apparue indispensable à l’instauration de la démocratie et à l’enracinement de l’Etat de droit dans ces Etats longtemps marqués par la domination d’un parti politique, voire d’un homme, au mépris des institutions pour la gestion desquelles sont pourtant inscrits les principes de gouvernement les plus démocratiques et les plus respectueux des droits de l’homme. Le processus de démocratisation entamé au début des années 1990 laissait croire que cette indépendance de la justice, si longtemps ignorée ou bafouée, allait enfin devenir réalité, même si une telle conquête devait se réaliser progressivement. Les plus hautes autorités de ces Etats africains n’ont de cesse, depuis l’amorce de cette démocratisation politique sur le continent, rappelé et insisté sur la nécessité d’un appareil judiciaire indépendant et impartial[iv]. Ces attributs permettraient au juge, pièce centrale de l’appareil judiciaire, d’être à la fois le protecteur naturel des libertés individuelles contre les atteintes émanant notamment des  pouvoirs publics, et de manière plus générale, un des acteurs de ce processus de démocratisation par une correcte application du droit, en dehors de toute pression ou autre contrainte extérieure. L’indépendance du juge en Afrique n’est donc pas un vain mot. Elle se situe aujourd’hui et plus qu’avant, au carrefour des vifs débats ; la justice africaine étant tous les jours sous les projecteurs, tantôt peinte en blanc tantôt en noir. S’inscrivant dans ces débats, le présent sujet constitue une analyse de l’état de la justice en Afrique. Or, traiter de l’indépendance de la justice suppose avant tout comprendre le sens de la « justice » et de l’ « indépendance ». Qu’est-ce que la justice ? Que faut-il entendre par indépendance de la justice ?

La justice est définie comme l’ensemble des institutions qui exercent un pouvoir juridictionnel. C’est « l’ensemble des juridictions d’un pays donné[v] ». C’est l’ensemble des institutions souveraines de l’Etat dont la fonction consiste à définir le droit positif[vi] et à trancher les litiges entre sujets de droit. La justice désigne aussi le fait de «dire ce qui est juste dans l’espèce concrète soumise au tribunal. » [vii]  C’est un principe moral qui exige le respect du droit[viii] et de l’équité[ix], la vertu par laquelle on rend à chacun ce qui lui est dû, la règle de ce qui est conforme au droit de chacun. La justice, en tant qu’institution - sinon pouvoir- est animée par des magistrats du siège ou magistrats assis ou juges et ceux du parquet ou magistrats debout.

L’indépendance[x] est, quant à elle, l’attitude d’une personne qui refuse les contraintes et les influences. C’est le caractère de celui qui ne dépend d’aucune autorité, qui exerce librement son activité sans contrainte, soumission ou lien de subordination. C’est l’état d’une personne libre de toute dépendance. Le principe d’indépendance signifie que le juge est séparé et autonome de l’exécutif comme du législatif, en ce sens qu’il dit le droit et applique la loi, sans en référer à l’un ou à l’autre de ces deux autres  organes constitutionnels, ou à aucune autre instance ou élément extérieur à l’institution judiciaire, ni subir leur influence ou leur pression lorsqu’il rend la justice à l’occasion des conflits qu’il tranche, ou lorsqu’il prend des sanctions prévues par la loi pour les délits et les crimes commis. C’est « la situation d’une institution ou d’une personne qui n’est pas soumise à une autre institution ou personne. Il faut que son titulaire n’ait rien à attendre ou à redouter de personne. L’indépendance se manifeste par la liberté du juge de rendre une décision non liée par une hiérarchie ou des normes préexistantes[xi]». Définissant l’indépendance de la justice dans tous ses aspects, le magistrat italien Ernesto Battaglini affirmait : « L’indépendance du juge a un triple aspect ; indépendance constitutionnelle, indépendance de la fonction et indépendance de l’institution. L’indépendance de la constitution pour être bien sauvegardée exige que la constitution considère comme souveraine la fonction de juridiction, souverain le pouvoir qui l’exerce, souverain l’ordre ou le complexe dont la fonction elle-même est dépendante et qu’en effet, il n’y ait aucun pouvoir supérieur au pouvoir judiciaire. L’indépendance de la fonction comporte essentiellement l’autogouvernement de la magistrature et la libre disponibilité pour celle-ci de tous les moyens nécessaires pour le développement de sa fonction. Enfin, l’indépendance de l’institution du juge demande que la constitution et la compétence des organes particuliers de la juridiction, la carrière etc. soient fixées selon la loi et soustraites au pouvoir exécutif. Elle demande en outre que le juge ne dépende que de la loi interprétée selon sa conscience[xii] ». « L’indépendance du juge est le centre et le foyer de toute institution judiciaire : elle est même le support essentiel de la fonction judiciaire elle-même », a-t-il ajouté. Quant au constitutionnaliste Thierry-Serge Renoux,[xiii]  il apprécie le principe d’indépendance au regard d’un critère externe et d’un critère interne. Le critère externe comprend « les relations d’une part, entre la magistrature et l’exécutif (autorité de nomination), et, d’autre part entre la justice et le législatif », ainsi que les relations des magistrats avec les parties et avec les médias. Le critère interne concerne, quant à lui, « les relations des magistrats entre eux, ainsi que le fonctionnement des organisations professionnelles ». Et à Roger Perrot de renchérir, «l’indépendance de la fonction judiciaire se manifeste par un principe essentiel qui veut que ni le gouvernement, ni à plus forte raison les autorités administratives qui lui sont subordonnées, ne puissent donner un ordre, ou exercer une pression directe ou indirecte sur un juge pour l’inciter à statuer dans un sens déterminé : le juge statue en conscience et dans le respect de la règle de droit. Tel est le principe fondamental sans lequel l’indépendance de la justice ne serait qu’un vain mot ».

Les termes ainsi définis, il reste à s’interroger s’il existe ou non en Afrique des juridictions qui rendent à chacun ce qui lui est dû, libres de toutes contraintes, soumission, pression ou dépendance.       L’indépendance  de la justice est-elle une réalité ? Ou reste-elle un mot creux ? La justice- sinon l’indépendance de la justice- est-elle une illusion[xiv] ? Cela pose l’épineuse question de la perception même de la justice par les Africains.

En deçà ou au-delà des tropiques, l’indépendance de la justice est bien consacrée (I) tant par des textes que des principes. Bien des acteurs, les magistrats, s’en saisissent et affirment avec courage leur indépendance. Cependant, en dépit des nombreuses garanties, l’indépendance de la justice reste menacée (II) dans son fonctionnement et dans son organisation pour diverses raisons.

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