Clinique d'expertise juridique et social

De quelle responsabilité le Groupe Bolloré est-il finalement redevable

De quelle responsabilité le Groupe Bolloré est-il finalement redevable[i] ?

Par Bamidayé k. ASSOGBA,
PhD Candidate in public law (Multinational & international law) (Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis)

Le groupe Bolloré est une multinationale française présente en Afrique dans de nombreux secteurs dont la logistique, notamment la gestion des infrastructures portuaires pour laquelle il est bien connu au Togo. Depuis sa fondation au XIXe siècle le groupe a connu sa mue en diversifiant ses activités grâce à son actionnaire principal Vincent Bolloré. En refusant le 26 février dernier d’homologuer la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité devant permettre à Vincent Bolloré et d’autres responsables du groupe d’échapper au procès pour des faits de corruption en lien avec les élections présidentielles au Togo de 2010, le juge pénal français remet au gout du jour le sempiternelle débat sur la françafrique que le rapport Gaymard[II], commandé à la suite du discours d’Emmanuel Macron de 2017 à Ouagadougou rappelant la commune destinée de la France et de l’Afrique, n’a pas manqué de réduire à un mythe francophone[III].  Si la réalité ou l’actualité désavoue ce rapport, pour nous, le débat est moins intéressant à aborder du point de vue de la françafrique que de la perspective d’une critique de la responsabilité sociale des entreprises (RSE ci-après) françaises en Afrique puisqu’elles se réclament de ce mode de régulation sociale devenu le faire-valoir des « mondialisateurs »[IV]. De plus, le juge à la différence du traitement qu’il a réservé aux personnes humaines, à accepter le plaider-coupable du groupe Bolloré, une personne morale, le faisant ainsi échapper à un procès. Si nous voyons bien qu’il y a eu un traitement différencié selon que l’on est une personne physique ou une personne morale, ce qui n’est pas étonnant au regard du droit pénal d’autant que certains systèmes juridiques n’admettent pas tout simplement la responsabilité pénale des personnes morales, cette situation attire toutefois l’attention sur un certaine privilège dont jouiraient les multinationales. La problématique de l’étendue voire de la nature de la responsabilité du groupe Bolloré subsiste au regard de sa capacité de nuisance que l’on peut supposer à partir de la stratégie mobilisée pour interférer dans les affaires politiques d’un Etat.
Les bras « non-armés » du groupe Bolloré
Rappelons que l’Amérique latine a été le théâtre pendant longtemps des agissements des multinationales américaines qui n’hésitaient pas à renverser des régimes afin de préserver leurs intérêts. L’on se souvient de la United fruit company, spécialisée dans la vente des bananes, fondée en 1899 et rebaptisée en Chiquita brand International en 1989, dont les agissements ont fait émerger l’expression « république bananière » pour désigner justement ces Etats dont les régimes politiques sont fragiles[V]. Au-delà des faits de corruption des gouvernants qui étaient pratique courante pour ladite multinationale, elle avait pu s’appuyer sur les autorités américaines qui, au nom de la doctrine Monroe, s’étaient données comme mission de protéger tout le continent américain contre toute ingérence européenne. C’est plus précisément au nom de la lutte contre le colonialisme européen et de la lutte contre le marxisme que la défense des intérêts de la multinationale américaine était devenue les affaires de son Etat d’origine qui n’a pas hésité à recourir à des stratégies de déstabilisation des régimes politiques par le soutien entres autres à de groupes rebelles. En transposant ce tableau en Afrique noire francophone, la convergence entre les intérêts des multinationales avec leur Etat d’origine peut être logiquement mis sur le dos de ce que l’on appelle communément la Françafrique. Cela appelle à repenser le rôle des multinationales en Afrique noire francophone dans la défense des intérêts de la France. Si le propos n’est pas ici véritablement de mettre en perspective ce rôle, l’affaire Bolloré montre que les multinationales cherchent toujours à influencer dans leur intérêt le processus politique au sein de leur Etat d’accueil. La stratégie utilisée n’est pas non plus nouvelle car il s’agit de faits de corruption. En revanche, la stratégie présente une originalité. Cette originalité ressort du fait que le groupe a utilisé les services d’une filiale spécialisée dans un domaine pour obtenir des avantages pour une autre filiale intervenant dans un autre domaine d’activité. Pour être précis, c’est la filiale spécialisée dans le conseil politique, notamment Havas, qui a été utilisée au soutien du candidat Faure Gnassingbé afin d’obtenir les concessions d’infrastructures portuaires au Togo pour le compte d’une autre filiale notamment Bolloré africa logistics.  Or il est bien connu que la particularité des multinationales de plus en plus est de diversifier leurs activités. Elles souffrent même d’une certaine boulimie de ce point de vue puisqu’elles absorbent tous les jeunes fleurons susceptibles de les intéresser. En couplant donc cette réalité, marquée par la volonté des multinationales de contrôler une diversité d’activités, avec la réalité de leur volonté de contrôle politique en s’appuyant sur leurs différentes sphères d’activités, nous voyons bien qu’elles ont une capacité d’action potentiellement dommageable pour les Etats d’accueil que l’on peut difficilement percevoir si l’on n’est pas au fait des réseaux transnationaux sur lesquels se fondent le pouvoir des multinationales.
L’écran de fumée de la responsabilité sociale du groupe Bolloré
Incapable de saisir le phénomène des multinationales dont le groupe Bolloré est ici l’illustration, l’opinion internationale a été amenée à encourager une dynamique d’autolimitation de ces entreprises que l’on place sous le vocable de la RSE.  Dans un billet publié sur le même site de la clinique juridique et sociale, nous avions fait un état des lieux panoramique de la pratique de la RSE au Togo[VI]. Cela a été l’occasion de relever les deux tendances de la RSE à savoir l’approche européenne et américaine. Cette dernière approche que nous critiquions particulièrement consiste pour une entreprise à poser des actions philanthropiques pour les communautés locales qui peuvent potentiellement être affectées par ses activités. Cela peut consister entre autres à fournir de l’eau potable à ces communautés. Le problème avec cette approche, c’est qu’elle est une façon d’acheter la vertu pour ces entreprises multinationales qui disposent bien évidemment de moyens colossaux leur permettant ainsi aisément d’éluder leurs agissements répréhensibles à l’endroit de ces mêmes populations. Le groupe Bolloré étant bien connu pour sa démarche RSE allant dans ce sens avec ses fameux « bluezone » pour ne citer que cette action que l’on peut encore noyer dans les nombreux engagements sociétaux de la firme[VII], les faits que lui sont reprochés montrent à suffisance que la prophétie autoréalisatrice que vend la RSE est un leurre. C’est pour cela que la responsabilité pénale vient prendre la suite de la responsabilité sociale du groupe Bolloré.
Le visage du groupe Bolloré à travers la responsabilité pénale
Fait intéressant, c’est un juge français qui a décidé de poursuivre Vincent Bolloré et qui a donc mis en lumière ses agissements répréhensibles. Cela devrait tempérer les ardeurs de ceux qui ont fait de la critique de la françafrique leur fonds de commerce. Cela dit, cette affaire montre que le droit pénal français permet de faire abstraction de la souveraineté des Etats, pour ainsi saisir les pratiques des multinationales comme le groupe Bolloré. En effet, depuis 2016 la France a renforcé son dispositif de lutte contre la corruption sous la pression des autorités américaines qui n’avaient de cesse de mettre en cause des entreprises françaises pour des faits éloignés du territoire américain dans différentes affaires dont la plus retentissante a été l’affaire Alstom[VIII]. Le premier aspect intéressant de cette loi dite sapin II se trouve être le fait que le juge français est fondé à juger des affaires de corruption quel que soit le lieu de commission des faits, ce qui étend donc dans une certaine mesure la juridiction française au territoire togolais. Un deuxième aspect intéressant de ladite loi pour notre affaire est lié au plaider coupable du groupe Bolloré que le juge a accepté à l’inverse de celui de Vincent Bolloré et ses acolytes. L’innovation de la loi Sapin II a été de s’inspirer d’un dispositif du droit américain à travers la convention judiciaire d’intérêt public permettant aux entreprises de négocier la sanction contre un aveu de culpabilité. Cette convention négociée entre l’entreprise incriminée et le parquet national financier doit être homologuée par un juge. En acceptant d’homologuer la convention conclue dans l’affaire Bolloré, prévoyant une amende de 12 millions d’euros et la mise sur pied d’un programme de compliance[IX], le juge saisi fait échapper au groupe Bolloré une condamnation au pénal, ce qui aurait eu le mérite de l’empêcher de candidater à l’avenir pour l’obtention de marchés publics. L’évitement de cette dernière sanction favorisée par ladite convention amène naturellement à s’interroger sur l’efficacité d’une telle sanction eu égard à la gravité des faits que le même juge a reconnu en refusant d’homologuer l’accord concernant les personnes physiques. Nous voyons bien que la vie sociale du groupe ne sera altérée d’aucune manière bien qu’il soit le véhicule juridique à travers lequel a été commis les infractions. Au contraire, il survivra et continuera par agir au nom de ses intérêts au détriment des intérêts de l’Etat d’accueil, ce qui n’est que l’aveu d’une sorte de convergence des intérêts entre l’Etat d’origine, pour ne pas dire la France, et ses multinationales. Cela conduit à nous demander si une réaction pénale voire politique des autorités togolaises ne serait pas idoine.
Derrière le masque de l’irresponsabilité politique du groupe Bolloré
En soi, le groupe Bolloré n’est pas politiquement responsable de ses agissements dommageables d’après le juge pour la souveraineté du Togo puisqu’il n’a aucun mandat le fondant à interférer dans les affaires politiques du Togo. On est donc en face d’un phénomène de pouvoir, en dehors du cadre constitutionnel, qui échappe à tout contrôle politique mais qui dispose de moyens d’influences considérables sur l’organisation politique. Cependant, une responsabilité politique du groupe est envisageable. Dans ce sens, il semble logique que les avantages tirés de ces agissements, notamment la concession du port autonome de Lomé, doivent être retirés au groupe. La crainte d’une action en justice du groupe contre une telle décision est de nature à fragiliser l’hypothétique mise en œuvre d’une responsabilité politique. L’on connait bien la promptitude des multinationales à menacer les Etats de recours devant les tribunaux arbitraux transnationaux (juridiction privée, pouvant être constituée sous les auspices d’une instance arbitrale comme le CIRDI ou CCJA ou encore sur la base de règlement d’arbitrage ad hoc) chargée de régler un litige entre un Etat et un investisseur étranger sur le fondement d’un accord international relatif aux investissements) afin de faire pencher les décisions politiques en leur faveur. L’on se souvient précisément de la menace de Phillips Morris lorsqu’en 2011 le gouvernement togolais avait tenté d’imposer des paquets de cigarettes neutres[X]. Si cette menace avait fait reculer les autorités togolaises, la pratique des tribunaux arbitraux ayant évolué sur certaines questions, notamment sur les faits de corruption reprochés au groupe Bolloré, nous pouvons supposer qu’il n’y a aucun risque à mettre en jeu sa responsabilité politique. En effet, depuis la célèbre affaire world Duty free[XI], la prohibition de la corruption fait désormais partie de l’ordre public transnational au nom duquel les tribunaux arbitraux refusent à un investisseur l’accès au mécanisme de règlement des différends ou la protection substantielle qu’il tient en principe d’un accord international relatif aux investissements. Autrement dit, dès lors que l’investisseur s’est rendu coupable de faits de corruption au moment de la réalisation de l’investissement, on lui retire le bénéfice de la protection de ses investissements. Cela dit, il faut une certaine volonté politique, ou une pression populaire, pour la mise en œuvre de la responsabilité politique du groupe Bolloré d’autant que les prétendus bénéficiaires des faits litigieux sont toujours aux affaires. Finalement, la responsabilité politique du groupe Bolloré ne peut être envisagée qu’en rapport avec la responsabilité politique de ces derniers. Sans changement, nous pouvons bien nous douter qu’il s’agit d’un pieu vœu que d’espérer la responsabilité politique à ces deux niveaux. Pour finir sur un ton ironique, nous sommes tentés de rappeler aux pourfendeurs de la françafrique cette formule banale que s’il y a un corrupteur, c’est qu’il y a un corrompu.

[i] Nous tenons à préciser que certains éléments utilisés dans le cadre de cette analyse sont extraits d’une communication plus large sur le rapport entre la justice, la françafrique et les multinationales françaises.
[II] Voir le rapport, Relancer la présence économique française en Afrique : l’urgence d’une ambition collective à long terme, en ligne, consulté le 13 janvier 2021, Relancer_la_presence_economique_francaise_en_Afrique_-_Rapport_de_M._Herve_Gaymard.pdf (economie.gouv.fr)).
[III]Ibid, notamment pp. 24 et s.
[IV] Précisons que le concept est utilisé pour désigner les Etats, partisans de la mondialisation, agissant dans les intérêts des multinationales (W. ANDREFF, Les multinationales globales, Paris, La découverte, 2003, p. 92).
[V] Voir E. DAVID G. LEFEVRE, Juger les multinationales, Bruxelles, GRIP Mardaga, pp. 1001 et S.
[VI]https://www.cejus.org/articles/Actualit%C3%A9/2/Note%20sur%20la%20RSE,%20le%20droit%20et%20le%20Togo.%20Par%20Bamiday%C3%A9%20K.%20ASSOGBA/559916297
[VII] Voir le site internet du groupe Responsables et engagés – Bolloré (bollore.com).
[VIII] Voir sur cette affaire   https://m.chevenement.fr/Le-drame-d-Alstom-temoigne-du-declin-du-patriotisme-des-elites-en-France_a2048.html.
[IX][IX] Voir sur ces éléments Corruption au Togo : Vincent Bolloré risque un procès, son groupe écope d’une amende de 12 millions d’euros (20minutes.fr).
[X] Voir sur cette affaire, https://blogs.mediapart.fr/sergeescale/blog/221117/tribunaux-arbitraux-prives-comment-les-multinationales-rackettent-les-etats.
[XI] Il est intéressant de relever que dans cette affaire le président du pays aurait reçu 2 millions USD d’un investisseur étranger pour qu’il puisse établir ses activités dans les aéroports kényans. C’est se basant sur ce basant sur la réalité de ce pot-de-vin que l’Etat du Kenya arguait que la conclusion du contrat était contraire au droit kényan. Rejetant les arguments de la défense, le tribunal de l’affaire World Duty Free avait non estimé que que la corruption était contraire à l’ordre public international de l’ensemble des pays et de préciser que le don personnel au président kényan était un acte de corruption contraire à l’ordre public international. Le recours de l’investisseur fut donc rejeté (World Duty Free Co Ltd c. la République du Kenya, Affaire CIRDI n° ARB/00/7, Décision, 4 octobre 2006, 46 ILM 339 (2006), para. 152, 155).

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